Défendre les suspects de terrorisme, bientôt une mission impossible ?

, par  Vincent Brengarth, William Bourdon

Le silence de la France sur les graves anomalies qui ont affecté le procès de la Française Mélina Boughedir en Irak est un très mauvais signe. Ses deux avocats y voient l’un des symptômes de l’effritement des principes au fondement de notre Etat de droit.
A notre retour de Bagdad - après avoir assisté lors de son procès Mélina Boughedir, condamnée à une peine de vingt ans, pourtant acquittée quelque mois auparavant sur la base du même dossier, sans éléments nouveaux et surtout par le même magistrat -, nous avons pris la mesure de l’effritement sournois, comme un goutte-à-goutte, des principes et des valeurs qui sont la colonne vertébrale de notre Etat de droit.

Exiger de l’Irak de respecter les grands standards internationaux n’avait aucun sens au regard du chaos qui subsiste, du fardeau inouï que représente pour l’Irak la gestion judiciaire de milliers d’étrangers arrêtés, outre les Irakiens.

Pour autant, le silence de la France sur les très graves anomalies procédurales qui ont affecté ce procès est une illustration de cet effritement, si l’on se souvient des exigences que la France a su rappeler s’agissant de Français poursuivis pour des crimes de droit commun à l’étranger.

Ainsi, un empoisonnement lent mais invisible est à l’œuvre, peu détectable car d’autant plus applaudi par l’opinion publique qu’il est encouragé d’une façon funeste et parfois nauséeuse, dans un grand œcuménisme, par l’immense majorité des responsables publics. Il se manifeste notamment par l’ampleur des messages violents et parfois menaçants que nous recevons, comme d’autres, de la part de ceux qui ne peuvent ou ne veulent plus distinguer ce qui relève de notre métier et les agissements et les idées qu’on reproche à ceux que nous défendons.

Les avocats qui défendent les criminels les plus infâmes essuient parfois à la sortie de l’audience des insultes mais ne sont pas entravés dans ce qu’on conçoit comme étant leur office. Nous pouvons dans ces circonstances exercer les droits de la défense de façon pleine et entière, même s’il faut parfois guerroyer durement. Le terrorisme semble de ce point de vue à part, tant toutes les limites sont repoussées, palier par palier.

Pour avoir défendu dès les premiers jours de l’état d’urgence en 2015 bien sûr essentiellement des musulmans, parfois si tragiquement et injustement ciblés administrativement par les assignations à résidence sans fin, judiciarisés sur la base de soupçons et dont les vies en ont été fracassées, nous voyons aujourd’hui que des digues cèdent, des bornes sont franchies en toute tranquillité. Le mouvement s’est amplifié pour connaître un paroxysme depuis que nous défendons les mères et leurs enfants qui sont allés rejoindre Daech et ses détenues en Irak ou en Syrie.

Cette intoxication a commencé il y a bien longtemps par la prévalence d’un discours sécuritaire en France.

Etrangement, on s’indigne beaucoup moins lorsque des avocats défendent les grands prédateurs de la planète, qui la mettent à feu et à sang, qui la corrompent et qui profitent de leur pouvoir pour assouvir une cupidité obstinée, en s’enrichissant et parfois en martyrisant leur peuple.

Les responsables politiques ont une lourde responsabilité : certes la France a été très cruellement endeuillée ; certes la menace ne désempare pas ; certes elle provoque une houle de peurs et d’irrationalités, mais la dérive est là.

En traitant, sans distinction, toutes les personnes suspectées de terrorisme comme des ennemis absolus du genre humain, ces mêmes responsables publics les ont déshumanisées, quelle qu’ait été leur trajectoire ou leur degré de participation aux faits reprochés.

Cette démagogie glaçante, surfant sur l’immense sentiment d’intranquillité des Français, a libéré la parole de haine que nous et d’autres avocats, mais aussi les familles que nous représentons, des ONG, nous mesurons et parfois recevons.

Pourquoi se gêner quand ils ont entendu les mots de Florence Parly : « Si des jihadistes périssent à Raqqa, c’est tant mieux ! »

Qui est encore dupe des effets maintenant identifiés de ces stratégies court-termistes de l’Etat, soit d’avoir amené les responsables kurdes à annoncer qu’ils allaient amorcer un « troc d’otages » ? Lassés des atermoiements des pays européens, les Kurdes s’apprêteraient ainsi à livrer à Daech ceux-là mêmes dont on voudrait qu’ils soient mis par tout moyen hors d’état de nuire. Résultat paradoxal terrifiant, l’obsession de ne pas les faire revenir peut conduire à ce qu’ils soient « recyclés » et « remis dans le circuit » à l’inverse absolu des objectifs poursuivis.

Pourquoi considérer que la présomption d’innocence et les droits à la défense vaudraient quoi que ce soit quand ils entendent notre ministre des Affaires étrangères condamner d’avance notre cliente et lui imputer des charges telles qu’une attaque contre l’armée irakienne, qui n’existent que dans son imaginaire ?

Cette contamination impacte les avocats et les familles qui, par radioactivité, sont l’objet de tous les soupçons, comme une pluie grise qui essaime partout.

L’indicibilité d’une parole qui ne vise qu’à rappeler que les principes et les valeurs ne sont pas flexibles en fonction des fins affichées, c’est-à-dire éradiquer et éliminer, conduit aussi parfois à une forme de découragement, tant nous avons le sentiment de lancer l’alerte dans un désert assourdissant.

Nos mots deviennent presque disqualifiants pour nous-mêmes face à cette marée sinistre qui se répand progressivement et aujourd’hui, au-delà même des terroristes.e ce point de vue, l’assimilation dans la bouche de certains responsables, voire des pseudo-consciences, de la menace terroriste et de la « menace » migratoire, le détournement de la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme pour identifier les migrants clandestins viennent valider l’extension sans fin de cette peur à tous ceux qui sont maintenant perçus comme un péril, voire une menace pour notre vivre commun.

C’est ainsi un mouvement plus global qui se dessine, où la suspicion s’impose à tous comme étant la règle, une suspicion qui s’étend bien sûr aux musulmans, mais maintenant aux migrants. De l’exigence d’être sans pitié par tous les moyens à l’égard des terroristes, on glisse aujourd’hui insidieusement vers l’intolérance, la mise aux oubliettes des principes de solidarité que nous devons à ceux qui sont dans la plus grande détresse, oserons-nous dire, de fraternité.Les charges des policiers qui jettent des gaz lacrymogènes dans les sacs de couchage d’enfants migrants ont soulevé, si ce n’est quelques associations et citoyens que cela honore, bien peu de réprobations.

L’humanisme ne serait-il pas en train de devenir ridicule, ou au moins une forme de faiblesse ou de naïveté, dans notre pays ?

Le verbatim de Gérard Collomb est suffoquant, c’est notre ministre qui a qualifié l’Irak d’Etat de droit et qui pour parler des migrants,empruntant le vocabulaire le plus immonde, a parlé de « submersion ».

Certes des gens admirables se lèvent et dénoncent, au risque que leur fraternité soit criminalisée, certes quelques députés ont fait parler leur conscience avant la servitude obligée qu’ils doivent à leur parti, mais on est loin d’un Parlement rafraîchi par une société civile ouverte vers le monde et consciente des périls qui nous menacent.

Tous ces effets d’amalgame sont détestables. Totalement à l’envers de la solennelle déclaration faite au Congrès par Emmanuel Macron qui disait : « Aliénation à la terreur islamiste, si nous ne trouvons pas le moyen de la détruire sans rien lui céder de nos valeurs, de nos principes. »